Récits et Contes - "Les pistoles du diable"

20/09/2022

Cette fois, les protagonistes ne sont pas des larcatois et l'action se situe dans un village voisin. L'histoire est de celles que l'on racontait dans les veillées, sous de vastes cheminées, à Larcat........

LES PISTOLES DU DIABLE

I

Tout en haut du village, sur la rive gauche du Riou Médas, était une habitation dont l’aspect triste était à l’image de ceux qui l’habitaient. Une grange au rez-de-chaussée, une cuisine et une chambre à l’étage ainsi qu’une souillarde en formaient l’essentiel.
La maison, adossée à la montagne, était habitée par trois personnes ; L’homme, petit, sec et chafouin, toujours vêtu d’un bleu de travail élimé. Depuis longtemps, on avait fini par oublier son nom à cause de l’habitude prise de l’appeler “ Clusquet " , au motif de sa capacité à ciller sans arrêt. Sa femme, évidement, était dite “la Clusquétou” mais le curé de la paroisse se souvenait de sa véritable identité : Marie BABY. Toujours couverte d’un tablier noir, on la croisait souvent, menant son âne, renfermée sur elle-même, en proie à des pensées noires, ne fréquentant personne dans le village, mais assistant à la messe dominicale au fond de l’église qu’elle quittait avant que l’officiant ait libéré ses ouailles d’un sonore “Ite Misa est”.   Après une courte halte au cimetière, sur la tombe de ses enfants qui y étaient enterrés, elle regagnait sa demeure pour s’y enfermer.

Un fils, survivant d’une nombreuse lignée constituait le troisième personnage qui vivait là. Pour tous, il se nommait “ Poto”, bien qu’à l’Etat Civil, il figurât sous le prénom de Casimir.

Poto avait probablement survécu à seule fin de reprocher à ses géniteurs de l’avoir enfanté. A l’époque de notre récit, en 1919,il avait 15 ans, et promettait de donner bien des satisfactions à ses parents, ce qui ne manqua pas d’arriver.( mais ceci est une autre histoire !)

Sur la rive opposée, face à la maison de Clusquet, était un moulin vétuste, alimenté par une dérivation du ruisseau, mais dont la meule avait cessé de tourner quelques années avant la mort du meunier, Barnabé, en 1915. Un peu au dessus du moulin, enfin, une bâtisse assez vaste, abritait une famille nombreuse.

II

En 1914, malgré son âge, 41 ans, Clusquet avait été mobilisé et engagé sur le front des Eparges. Blessé ,il avait passé plusieurs mois dans un hôpital militaire de Fontainebleau, puis, renvoyé dans ses foyers, il était rentré au pays, amoindri, certes, mais plus chanceux que son voisin Ambroise, tué dans les plaines de Flandre. Son séjour aux armées n’avait pas amélioré sa relation avec le Dieu de son épouse qui avait, disait-il, permis cette abomination. C’est dire si les contacts avec le curé du village étaient chaleureux ! Pourtant, ce dernier, ancien combattant lui aussi, glissait de temps à autre, en cachette, une pièce de cent sous à la Clusquétou dont il connaissait la misère.
Les anciens de la commune affirmaient que Clusquet était le dernier descendant d’un ménage de parpaillots, arrivé, il y a bien longtemps d’un village de l’Arize. C’était du temps où les Églises fortifiées - que l’on nomme maintenant les Spoulgas - servaient d’asile provisoire aux gens “de la religion” , persécutés.
Avec le temps cependant, les relations entre Clusquet et ceux qu’il nommait “ la Soutane” s’étaient lissées, le premier tolérant les seconds sans trop d’animosité.

La famille de Clusquet était, de loin, la plus misérable de la commune. Le peu de terres possédées par le mari était de mauvaise qualité, au point, qu’en dehors d’une douzaine de brebis et d’un âne, le couple ne possédait rien. Aussi, Clusquet avait-il pris l’habitude de s’en aller faire des fagots de bois mort, tout en haut du territoire de la commune, à une heure trente de marche, au lieu-dit “Pech Bouychou”. Il avait acquis une relative maîtrise dans cet art de bouscatier. En dehors de cette activité tout à fait régulière, il exerçait une autre profession, illégale celle là, le braconnage. Du matin au soir, et parfois tard dans la nuit, Clusquet parcourait bois et guérets à la recherche de quelque gibier assurant la subsistance de la famille. Il avait, avec le temps, appris à se fondre dans le paysage, à se couler dans les taillis, à marcher en silence, dispositions qui lui avaient valu d’échapper à l’attention des gardes.

Chaque semaine, la Clusquétou s’en allait à la ville, son âne chargé de fagots destinés aux boulangers qui en faisaient grande consommation, et son cabas nanti de quelque lièvre ou perdrix à l’intention d’un restaurateur complice.
Pendant ce temps, le fils, Poto, s’occupait des brebis, c’est à dire les menait paître , du côté des Églises fortifiées justement, les abandonnant jusqu’au soir pour mener une existence de paresse.

Chez les Clusquet, la vie se déroulait ainsi, dans une misère profonde , mais digne.

III

Il faisait très froid, en cette matinée du 2 janvier, lorsque Clusquet descendit à sa grange. Il s’étonna de ne pas entendre l’âne se manifester, s’approcha de la stalle où il était attaché, et le découvrît gisant sur le sol. L’âne était mort dans la nuit. Nul n’en connût jamais la cause, ce qui est certain, toutefois, c’est que le roussin d’Arcadie ne pérît pas d’indigestion, tant ses repas étaient équilibrés et légers.

La Clusquétou, avertie, se lamenta et comprit tout de suite la portée de la catastrophe qui les atteignait. Sans âne, plus question de transporter les fagots du bois à la maison et de la maison à la ville ! L’année commençait bien mal.

Pendant que Clusquet s’occupait à débarrasser la grange de la maigre dépouille du bourrin - qu’il parait à titre posthume de toutes les qualités -, elle s’en alla au presbytère conter son malheur au curé et lui faire part de l’impossibilité financière de remplacer ce bon serviteur. Le prêtre lui conseilla alors d’emprunter la somme nécessaire , non pas au notaire, mais à leur cousin Dominique, susceptible, d’après lui, de les dépanner.

Restait à convaincre Clusquet, sans mêler la “calotte” à l’affaire !

En fait, cela fut facile, et, dès le surlendemain, Clusquet  fut assuré par Dominique d’une contribution de 50 pistoles, assortie d’une promesse de remboursement pour la Noël de la même année. Cela sans aucun papier, chacun étant assuré de l’honnêteté de l’autre.

C’est d’un pas léger que Clusquet , le 15 janvier, s’en alla à la foire des Cabannes et acheta un bourricot qui lui coûta 55 pistoles, soit l’équivalent de nos jours à 2750 francs. Ainsi, il put continuer son travail de bouscatier à Col Doulan, sa femme à commercialiser les fagots, et Poto, leur fils, à mener son existence de bon à rien.

La nécessité de rembourser la dette hantait la conscience de Clusquet et de son épouse. Cette dernière, chargée en fait des finances communes, s’enfonçait dans une avarice de plus en plus sordide à mesure que le terme approchait. Clusquet, pour sa part, s’il trouvait en la circonstance une raison de mieux produire, voyait avec effroi l’échéance se rapprocher de jour en jour.

La dernière semaine de l’Avent arriva.

Le dimanche 21 décembre, Dominique arrêta devant chez lui la Clusquétou, au sortir de la messe, et lui rappela l’obligation de remboursement acceptée par son mari. Les réserves du ménage se montaient à 50 francs, soit 5 pistoles. Autant dire rien !

C’est pour échapper à l’atmosphère pesante qui régnait chez lui, que Clusquet s’en alla au bois le lendemain lundi. Il pulvérisa son record de fagots mais sans enthousiasme, tant il avait le sentiment que son ardeur ne changerait pas le cours des événements. Pourtant, le lendemain 23 décembre, au point du jour, il était à pied d’oeuvre, soucieux que nul ne puisse lui imputer une responsabilité quelconque dans la faillite qu’il devinait imminente.
Tout en maniant sa hachette avec vivacité, tout en ficelant ses fagots avec rage, tout en les empilant sans conviction, il parlait tout haut, il se faisait la conversation à lui-même.

Les questions sans réponses qui s’imposaient à lui, les interrogations sur cet esprit malfaisant qui ruinait chacune de ses espérances, la constatation de son incapacité à réussir le dessein élémentaire de nourrir sa famille, malgré un labeur continuel, tous ces éléments le soulevaient d’une fureur qu’il exorcisait à “ grands coups de gueule”.

Qu’ai-je donc fait au ciel ? se surprit-il à crier !

Le sentiment d’être observé lui fit lever la tête, et son regard tomba sur le chemin transversal situé à vingt pas de lui. Un homme était là, qu’il n’avait pas vu venir, et qui le regardait. Grand, vêtu d’une houppelande, chaussé de mocassins et coiffé d’un chapeau à larges bords, il était différent de ceux qui, surtout l’hiver, empruntaient cette sente allant de la fontaine de la Crouzette à Larnat. L’inconnu lui adressa la parole, et son parler était celui de la ville.

- Salut brave homme. Tes problèmes ont l’air importants qu’on t’entend à plus de cinq cents pas !- Eh mon bon monsieur, vous gémiriez comme moi si vous étiez à ma place, lui répondit Clusquet. Puis, tout naturellement, sans que l’autre lui posât la moindre question, il lui conta les événements que nous venons de raconter, sans s’apercevoir que, s’il s’exprimait à son habitude en patois, l’inconnu , lui, répondait en français, tout en le tutoyant.

- Ce n’est pas bien grave, et il n’y a là rien qui ne se puisse arranger dit l’homme.
- Vous en parlez à votre aise et si .......
- Mais non! mais non ! et pour te le prouver, je suis prêt à t’offrir les cinquante pistoles pour mettre fin à vos tracas.

- Je ne peux pas accepter Monsieur, je ne vous connais pas !

- Mais si ! D’ailleurs tu n’as guère le choix ! Et pour mettre ta conscience en repos, je t’ achête, pour ce prix, le premier fagot que tu lieras demain matin. Ainsi nous serons quitte, et tu seras soulagé. Réfléchis !

Et l’inconnu s’éloigna sur le chemin, en direction de la fontaine. Bientôt, il s’évanouit, laissant le pauvre bucheron dans un abîme de réflexions. Clusquet travailla jusqu’au soir, chargea son âne, et rentra chez lui. Les paroles de l’inconnu trottaient dans sa tête, et, après le maigre repas du soir, il s’en entretînt avec sa femme.

La Clusquétou réfléchit longuement, ne trouvant aucun sens à la générosité de l’inconnu. Soudain, elle s’écria : - “ Eh bougre d’envahi, tu n’as pas compris que c’est le Malin que tu as croisé dans les bois, qui te propose son marché habituel ?
Clusquet restait silencieux, ne voyant dans la réponse de sa femme qu’illumination de bigote.
- Mais oui reprit celle-ci, j’ai tout compris, et le premier fagot que tu lieras demain matin, c’est toi, pauvre imbécile ! Mais comme nous sommes dans le besoin, nous allons le rouler, le diable, dans la farine, nous allons le couillonner ! ECOUTE.........

IV

Le lendemain 24, au petit matin, suivant les conseils de son épouse, Clusquet se rendit seul à son lieu de travail. Il avait revêtu une ample pèlerine, dite “Capétou” qui le couvrait jusqu’aux chevilles. Curieusement, et malgré le froid, il avait laissé ses braies et sa ceinture à la maison. A la Borde de Lantounet où il déjeuna près de la “Foun de Manché” , il rencontra la neige qui tombait à flocons plus drus au fur et à mesure de la montée.
Arrivé au bois, et pour se réchauffer, il travailla ferme et réalisa un magnifique fagot qu’il lia à son habitude. Vers onze heures, l’inconnu arriva et vint à la rencontre de Clusquet.
- Alors l’ami, as - tu réfléchi ?
- J’accepte votre offre, répondit Clusquet en remarquant que les flocons de neige, s’ils s’attachaient à sa “capétou” se volatilisaient dès qu’ils touchaient la houppelande de l’inconnu.
- Puisque nous sommes d’accord, tope là, mon bon ! dit l’homme en tendant sa main gauche, dans le même temps que sa main droite extrayait de sa poche une bourse de cuir rebondie.
Clusquet, non sans appréhension, serra la main tendue qu’il devina brûlante, et, poussant du pied le gros fagot qu’il avait lié, lui dit, d’un air candide, en retroussant sa pèlerine :
- Voyez, Monsieur, voilà pour vous le meilleur fagot et le plus épais que j’aie jamais fait de mon existence !

Ce qui se passa alors fut très rapide. Instantanément, l’inconnu, semblant accepter d’avoir été blousé, changea d’apparence. Ses vêtements disparurent, son corps se couvrit de poils noirs, son visage s’allongea, devint triangulaire et recouvert d’une barbe courte, son allure devint hostile, au point que Clusquet eût le sentiment que son heure dernière était arrivée.........

Mais un contrat est un contrat, même pour Belzébuth !

La bourse se retrouva dans la main de Clusquet, le fagot s’enflamma brusquement, se consuma en quelques secondes, et, accompagné d’un hurlement lugubre, l’inconnu se désintégra, ne laissant derrière lui qu’une odeur de soufre et qu’un petit tas de hardes, qui bientôt s’évanouirent.

Ces événements, qui ne durèrent que quelques secondes, laissèrent notre héros pantois, stupéfait, inerte. Enfin, il s’ébroua, sembla reprendre conscience, et son premier soin fut de vérifier le contenu de la bourse qu’il tenait en main. Les pistoles étaient là, il les fit glisser, en les  comptant, dans la musette qui ne le quittait jamais. Il était temps ! A peine avait-il terminé que la bourse se réduisit en cendres.

Alors la peur saisit Clusquet qui, sans même ranger ses outils, s’enfuit au galop, négligeant les chemins, traversant les prés du Coustala et de Fontargente, les champs de Sautière et du Pladasque, ne s’arrêtant enfin qu’au Roc Planier, à une encablure de sa maison. Il avait mis à peine vingt minutes, pour une descente qui, d’ordinaire, lui prenait une heure !

Là, il s’arrêta pour reprendre haleine, heureux de n’avoir croisé personne. Il s’assura du contenu de sa musette, et, rassuré, se prit à réfléchir. Il était certain à présent que le diable existait, il venait de le rencontrer. Mais fallait-il ébruiter cette réalité ? Fallait-il surtout donner raison à sa femme qui s’en irait tout de go raconter la chose au curé, lequel, connaissant son secret, aurait barre sur lui?

Un sentiment de prudence, venu du fond de ses origines, lui faisait craindre, comme ses ancêtres jadis, l’animosité de ses concitoyens vis à vis de celui qui “ avait vu le diable “. Était-il nécessaire de les faire ressouvenir qu’il n’était que le descendant des “fagots” qui s’étaient réfugiés dans les grottes de Bouan ?

Il s’était reposé, sa décision fut prise.

C’est d’un pas habituel qu’il rentra chez lui, haussa les épaules à l’interrogation de sa femme, posa négligemment sa musette sur la table, et s’en alla passer ses pantalons, omis le matin, ce qui avait sauvé son âme. Mais, en avait-il une ?

V

Le soir de Noël, pendant que la Clusquétou se disposait à assister à la messe de minuit traditionnelle, Clusquet s’en alla trouver Dominique et régla sa dette, angoissé par l’idée que ses pistoles pourraient redevenir sable. Il n’en fut rien !

En sortant dans la nuit glaciale, Clusquet se surprit à regarder les étoiles, et se demanda s’il n’aurait pas été plus habile en gonflant la dette auprès de son commensal de la veille. Sans doute ignorait-il qu’une longue cuillère est nécessaire pour dîner avec le diable ! Il lui sembla percevoir, du côté de Col Doulan, un rire sardonique. Mais ce pouvait être là le cri d’un rapace nocturne ou celui de sa victime. De retour chez lui, soulagé mais inquiet cependant, il entendit, de l’autre côté du ruisseau, le bruit des sabots de ses voisins, les Lantounets, les Orus et les Augé, de retour de la messe de minuit, et, pour la première fois depuis de longues semaines, il s’endormit.

Le temps passa, la vie continua aussi, misérable pour Clusquet.

Dans le souci de se faire oublier par le démon, il s’insurgeait lorsqu’on lui disait “Clusquet”. Je m’appelle Michel, clamait-il ! Peu à peu, son sobriquet s’oublia, comme s’oublièrent ses antécédents “ parpaillots”. Pour ses concitoyens, il devint Micho, autre surnom qui le précipitait dans une colère dont sa femme faisait les frais.
Il ne parla jamais de son aventure. Il est probable que le curé en eût connaissance, mais les prêtres sont tenus au secret.......

Alors , à quelle indiscrétion devons-nous ce conte de Noël que je viens de raconter ?

CL. Bernadac
décembre 2001

(Merci à Claude Bernadac qui a extrait ce vieux conte de ses archives)